"Le Kitsch n'est pas la lie de l'art ni ses scories,
mais une substance empoisonnée qui s'y trouve mélangée.
Comment s'en débarrasser est la tâche ardue du présent...
Dans le Kitsch est peut-être même le vrai progrès de l'art."
Theodor W. Adorno
Avec ou sans costume, la fresque d'époque n'a rien de bien nouveau. Mais sa proximité toujours plus grande avec notre époque, elle, a de quoi surprendre. Etrange de découvrir des films, des séries ou encore des romans dont l'action se déroule dans une époque que l'on a vécue et dont l'empreinte dans notre mémoire est encore fraîche. Etrange de ressentir ce qu'on pu ressentir les adolescents des sixties devenus adultes à la sortie d'American Graffiti au milieu des seventies. Etrange surtout lorsque ces fictions n'ont rien d'historique, mais se contentent de choisir une époque pour le décor qu'elle procure, entre clins d'oeil appuyés et nostalgie contentée.
Car si des œuvres récentes comme la saison 2 de Fargo, The Americans ou le roman City on fire de Garth Risk Hallberg doivent leur ancrage temporel à des raisons objectives - un prequel 30 ans plus tôt pour le premier, un retour documenté sur l'espionnage durant la guerre froide pour le deuxième, une fresque new-yorkaise entre punk et black-out pour le dernier - difficile d'en dire autant pour la dernière production Netflix, Stranger Things. Pire, si la série s'ancre dans les années 80 - 1983, pour être exact - son décor tient moins d'un passé vécu que d'une époque fantasmée, empruntant avant tout à l'imagerie des films des années 80 (E.T., Les Goonies, Les griffes de la nuit) et des souvenirs qui s'y rattachent.
Pas de quoi remettre en question l'efficacité du produit, sorte de mix maîtrisé entre E.T. de Spielberg et Ça de King, mais même un bon film fantastique devient fatalement long étiré sur un peu plus de 6 heures, si on n'y ajoute pas un peu de relief. A la place, on jurerait une nouvelle série torchée par un algorithme, prompt à titiller la nostalgie des trentenaires et quadras d'aujourd'hui. Car passés les ingrédients scénaristiques, c'est la patine vintage de l'ensemble qui frappe. Et dérange. Ni vraiment musée, ni véritable reconstitution, l'univers de Stranger Things évoque un croisement entre la brocante bobo et le magasin de meubles cheap inspiré du design scandinave.
BMX, talkie-walkie, cassette audio, Donjons & Dragons, aucun des fétiches de l'adolescence eighties ne manque, même dans le choix des acteurs, entre Winona Ryder (ah, Beetlejuice) et Matthew Modine (ah, Birdy). Jusqu'à une B.O. tellement évidente - David Bowie, Joy Division, Clash - qu'elle en devient anachronique (Elegia de New Order n'est sorti qu'en 1985). Un détail? Pas forcément. Plutôt l'indice d'une reproduction où le fantasme s'est substitué au modèle. Stranger things ne reproduit pas les années 80, mais la façon dont le cinéma des années 80 les donnait à voir. Les aspérités en moins.
Le "monstre" est ainsi bien en-deçà de Freddy Krueger ou du clown de Ça au trouillomètre de l'horreur, tandis que dans le rôle du savant fou le jarmushien Matthew Modine est à des années lumières du dérangeant Peter Coyote dans E.T. Normal tant Stranger things ne semble jamais vouloir en découdre avec quoi que ce soit, ni l'Etat, ni l'industrie, ni même les services secrets. On mentionne bien la guerre froide en toile de fond, mais même War Games était plus subversif et tranchant en matière d'analyse politique, c'est dire.
Alors oui, Stranger things est un hommage, me direz-vous, mais à ce tarif-là, on pouvait espérer plus. Même pour du cinéma - enfin, de la télévision - pop-corn. A la manière du dernier Star Wars, on a ici à faire à un produit magistralement marketé, joliment emballé et au final parfaitement creux, passé le temps de la consommation. Aussi vite ingurgité que digéré, en somme. Et oublié. A tel point qu'à défaut de dire quoi que ce soit de ces années 80 qu'il copie-colle, Stranger things s'avère un excellent miroir de notre époque. Une époque où la créativité se prend de plus en plus souvent les pieds dans le tapis de la postmodernité, entre reboot sans idées et rétromanie qui tourne à vide.
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