Après une semaine sous l'égide du Montreux Jazz Festival, je suis frappé par la cohérence que revêtent les meilleurs concerts que j'y ai vus. Loin d'aligner des chansons sur un bâton, les prestations de PJ Harvey, Sigur Ròs ou ANOHNI ont déroulé un spectacle total, écrit puis narré, avec à chaque fois son début et sa fin, générique visuel ou musical ouvrant puis coiffant l'ensemble. Et si cette option peut frustrer par le manque de surprise et de spontanéité qu'elle implique, la supériorité d'une formule bien rodée ne fait aucun doute à l'ère des concerts en veux-tu en voilà.
De la disparition d'ANOHNI derrière ses chansons, leurs paroles et des visages féminins anonymes les lipdubant aux LED et aux structures fascinantes de Sigur Ròs, le rapport de l'artiste au public semble lui aussi changé. Devenu total, le spectacle transforme chaque musicien en un acteur de la pièce qui se joue, un interprète ou un rouage parmi d'autres d'une création qui ne se déguste que dans son entièreté ou presque, invitant le spectateur à se laisser happer par ce qu'il est venu voir plutôt qu'à picorer.
Le rôle de l'artiste n'en reste pas moins central. Et son implication essentielle. A trop s'effacer, la magie ne prend pas, à l'image de Mogwai dans l'ombre de son projet Atomic, déjouant ce qui fait sa force habituellement, entre un certain humour et de soudains éclairs saturés, une complicité établie avec son public. Desservi par un dispositif vidéo moins impressionnant que ceux déployés par Sigur Ròs ou ANOHNI, le groupe écossais paie le prix d'une disparition au pied de la lettre, sa prestation noyée derrière un concept chétif.
Reste que la meilleure des inspirations est peut-être encore de disparaître au sein du collectif plutôt que derrière des effets spéciaux. Mercredi dernier, l'habillage visuel du concert de PJ Harvey tenait plus aux musiciens qui l'entouraient et à leurs instruments qu'au fond projeté, entre mur de béton et étagère Ikéa. Dès l'entrée en scène, parfait générique, le ton était donné. Alignés façon fanfare, dans une procession tendance New Orleans gothique, l'Anglaise et ses 9 musiciens pénètre sur la scène de l'Auditorium Stravinski, la cheffe de file en meneuse discrète, avant de se déployer en une sorte de pyramide rappelant les galas TV vintage.
Construit autour du récent et très réussi The Hope Six Demolition Project, le concert parvient à matérialiser l'univers de l'album, jouant d'une palette instrumentale riche et subtile, où les sonorités acoustiques tirent leur épingle du jeu, de percussions multiples à une guitare boîte à cigare, en passant par une armada de saxophones, celui de PJ Harvey en tête. Mais si l'Anglaise est clairement à la baguette, elle ne tombe jamais dans le piège de la meneuse de revue, ni n'hésite à faire un pas de côté lorsque l'un de ses musiciens prend un solo. Son magnétisme suffit à la distinguer des autres musiciens, mais son jeu, lui, est au service de l'ensemble.
Une réussite qui tient à la personnalité et à la fidélité de PJ Harvey, mais également celles de ses musiciens. Au trio composé par John Parish, Mick Harvey et Jean-Marc Butty se sont ajoutés des musiciens aussi discrets que précieux, familiers pour qui a navigué dans le rock ces 20 dernières années. James Johnston (Gallon Drunk), Terry Edwards (Gallon Drunk, Tindersticks) ou encore Alain Johannes (Queens Of The Stone Age, Them Crooked Vultures), autant de figures familières, réunies ici pour servir un projet musical d'envergure.
Sur le papier comme sur la scène, la brochette a des airs de dream-team. Et parvient même à rendre l'énergie rock'n'roll de 50th Soft Queenie, la beauté nue de When Under Ether et le bourdon vénéneux de Down By The Water, rares incursions dans le passé lointain de PJ Harvey. Les enchaînements claquent, la cohérence éclate et le spectacle frise la perfection. Comme si PJ Harvey avait trouvé ses Bad Seeds, dans un mimétisme presque logique avec Nick Cave, souvenir d'un temps où les deux icônes croisaient le fer le temps d'un Henry Lee magnétique. J'avais 15 ans et To Bring You My Love était un de mes disques de chevet.
De quoi faire naître les frissons quand rugit le riff du titre éponyme en fin de concert. John Parish qui distille son électricité rampante et PJ Harvey qui éructe un blues sans âge, rêche, tranchant, profond. Toute la force de PJ Harvey en 2016 est là, parvenant à magnifier avec une délicatesse fascinante une de ses plus belles chansons. En générique de fin, River Anacostia et ses voix mêlées fait merveille. La boucle est bouclée et le rappel qui suit, soudain, retrouve sa fonction de rappe, comme une coda, une réplique, un ultime sursaut avant que la lumière se rallume, que le rêve s'évapore.
© Photo: FFJM - Lionel Flusin
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