"But I can't understand the different you,
in the morning when it's time to play
at being human for a while... Please smile."
Robert Wyatt
Comme à chaque sortie d'un nouvel album de Radiohead depuis une dizaine d'années, il est de bon ton de rappeler que le groupe d'Oxford est celui qui aurait pu sauver le rock... mais qui ne l'a pas fait. Manière élégante de ne rien dire de sa musique ou de disqualifier celle-ci au profit d'un marketing 2.0 efficace, mais discutable. Manière surtout d'afficher une certaine nostalgie, celle du temps ou Radiohead faisait du rock, comme on dit, de l'hymne Creep au labyrinthique Paranoid Android.
Pourtant, pas si sûr que Radiohead n'ait pas tenté de sauver le rock. Montrer du doigt son refus de viser les stades - au profit des plus zélés Muse et Coldplay - ou son abandon des guitares et des formules couplet-refrain-couplet, c'est oublier un peu vite que si l'on aime tant Pink Floyd, par exemple, c'est moins pour sa contribution à l'invention du stadium rock que pour sa faculté à dézinguer les formats. Et à ce petit jeu-là, Radiohead a plus d'une fois démontré depuis Kid A sa volonté de s'émanciper des normes... comme de lui-même.
Surtout, à l'heure où Axl Rose et AC/DC tentent la joint-venture et où les festivals mammouths investissent dans des reformations multiples comme d'autres jouent en bourse, la ligne suivie par Radiohead tiendrait presque de la profession de foi. Et reste l'une des rares manifestations récentes d'une conciliation réussie entre succès public et ambition artistique. Pas sûr que cela suffise à sauver le soldat rock, mais au moment de l'enterrement, il faudra chercher les responsables ailleurs.
Et si le sauvetage se jouait ailleurs? Le péril du rock, aujourd'hui, c'est moins sa musique que sa visibilité. Ou plutôt sa non-visibilité, sa difficulté à faire l'événement, à exister hors du cadre de ses fidèles. Dans un monde où seuls Adele, Beyoncé ou, plus près de chez nous, Stromae sont capables de fédérer autour d'un disque, les efforts de Radiohead pour transformer chaque sortie d'album en événement sont louables. Et plus encore lorsqu'ils interrogent le rapport de l'auditeur à ce qu'est désormais la musique, du prix d'un disque à son omniprésence sur le web.
Reste que l'opération serait vaine sans un contenu musical à la hauteur, pour soutenir le propos. Et c'est là qu'A Moon Shaped Pool, le neuvième album de Radiohead, vaut plus qu'un débat périphérique. Loin de la sage et relative simplicité d'In Rainbows ou de l'electronica hermétique de The King Of Limbs, ces 11 chansons s'émancipent des partis-pris pour leur préférer des styles et des sonorités entremêlées, reflets des multiples directions prises par les membres du groupe ces dernières années, en tête les concerts solos de Thom Yorke et les travaux symphoniques de Jonny Greenwood.
Des pizzicati de cordes de Burn The Witch au piano tremblotant de True Love Waits, la palette est large, mais joue de la nuance plutôt que du revirement, de même que ces chansons à tiroirs ne révèlent leur secret qu'à mesure des écoutes. On s'émerveille ainsi devant Present Tense, ballade folk qui déploie ses trésors à son rythme, entre échos fantomatiques et chœurs aériens. On se laisse hypnotiser par Tinker Soldier Sailor Rich Man Poor Beggar Man Thief, qui démarre comme un cousin lointain de Kid A avant de retrouver la grâce fragile d'How To Disappear Completly. On se perd dans les dédales de The Numbers, du Radiohead pur sucre qui se dissout dans un crescendo de cordes assumé.
Chaque chanson renferme pareils trésors, sans esbroufe ni tour de passe-passe, mais avec une maestria qui fascine. Les cartographier une à une serait vain. La prouesse tient à la subtilité de l'ensemble, à sa fluidité également. Comme si Radiohead n'avait plus rien à prouver, plus rien à défaire non plus, et se retrouvait alors, composant une musique qui ne tiendrait qu'à lui, aux différentes personnalités qui le constituent et à l'histoire écrite jusqu'ici. Une musique à l'image de son époque également, pleine d'inquiétude, souvent matérialisée par les textes de Thom Yorke, mais de grâce aussi, discrète et délicate. A l'image d'un sauveur du rock qui préfère œuvrer sur la pointe des pieds.
Bel article sur un magnifique album, Christophe.
Rédigé par : J Niquille | 27/05/2016 à 16:37