"I never read a book I must review; it prejudices you so."
Oscar Wilde
Un événement attendu, c'est souvent un événement sans surprises. Le livre des Baltimore, le troisième roman de Joël Dicker, ne fait pas exception. A moins de réitérer l'incroyable score de son prédécesseur (La vérité sur l'affaire Harry Quebert, 3,5 millions d'exemplaires vendus) ou de se prendre un flop monumental, tout devrait se passer comme on aurait pu le prévoir, commercialement comme littérairement.
Première non-surprise, l'emballement médiatique est à la hauteur de l'attente. A tel point qu'on aura presque lu plus d'articles sur le livre et le bonhomme avant la sortie du roman que depuis son arrivée en librairie. Jusqu'à inspirer cette jolie chronique radio, "Joël Dicker partout mais nulle part". On arguera toutefois que le phénomène n'est pas nouveau, que le cinéma et la musique ne fonctionnent plus que comme ça et que même la littérature s'y plie, entre bonnes feuilles et avant-papiers. A l'image du dernier Houellebecq, qui avait généré un nombre incroyable d'articles sur la foi de son seul titre en décembre dernier. De là à parler d'une critique littéraire "soumise" à la loi du marketing...
Deuxième non-surprise, l'époque est au Dicker-bashing. Normal, en Suisse on n'aime guère les têtes qui dépassent, sauf si elles s'appellent Federer. Des couloirs de rédactions aux réseaux sociaux, en passant par les tables de bistrots, il est de bon ton de dénigrer celui qu'on a lu hier, mais sans être dupe de ses faiblesses. Les tenants de la littérature romande montent même aux barricades pour dénoncer cette "littérature mainstream", "à l'école du people et du best-seller". Imaginerait-on la même chose ailleurs? Par exemple le Reverend Beat-Man excommuniant Bastian Baker parce que sa pop mainstream jetterait l'opprobre sur le rock'n'roll, le vrai? Poser la question, c'est y répondre...
Troisième et dernière non-surprise, Le livre des Baltimore est du même tonneau que La vérité sur l'affaire Harry Quebert, avec les mêmes qualités et les mêmes défauts, ni plus ni moins. Dicker y démontre ainsi son incroyable aisance à tenir le lecteur en haleine, usant bien sûr de stratagèmes attendus - cliffhangers en fins de chapitres, effets d'annonce, narration a posteriori - mais avec une maestria assez rare de ce côté-ci de l'Atlantique pour être soulignée. Même sans le ressort policier, les 475 pages de cette fresque familiale se dévorent... pour peu qu'on veuille bien s'y laisser prendre.
Le hic, c'est qu'à côté de cette maîtrise, Dicker retombe dans ses travers et ses facilités. Les rebondissements sont parfois téléphonés, certains personnages secondaires très mal dégrossis et l'écriture un peu leste par moment. On tombe ainsi sur des platitudes comme "Ou nous allâmes? Sur la route de la vie." (p. 265), des niaiseries comme "Aime-moi comme je n'ai jamais été aimée" (p.268) et des absurdités comme "Par la vitre, Duke me lança un regard plein de tendresse et aboya des mots que je ne compris pas." (p.188), le Duke en question étant... un chien.
Des défauts qui ne suffisent pas à étouffer le souffle qui porte le roman. Et c'est là l'essentiel pour un bon page-turner. Dicker est allé à bonne école, empruntant à Irving ou Auster leur science éprouvée du roman épique à l'américaine. Seul bémol, à trop se référencer, on en oublierait presque que les années ont passé. Jusqu'à tomber dans l'anachronisme. Le livre des Baltimore a beau se jouer entre 1989 et 2012, on a plutôt l'impression de naviguer de 1959 à 1982. Dans l'Amérique du Marty McFly du premier Retour vers le futur, sa banlieue tranquille, ses coutumes rassurantes, où la richesse se lit à la propension à avoir plusieurs postes de télévision à la maison.
Un décalage qui trouve son paroxysme dans son analyse du business de la culture. On se pince ainsi lorsque Markus Goldmann, le héros du livre, se fait sermonner par un producteur qui lui explique que l'avenir c'est le cinéma et la télévision... en 2012, à l'heure des torrents et de Popcorn Time. De même, on relit deux fois les chiffres de vente d'Alexandra Neville, éternelle amoureuse du héros, musicienne aux 20 millions de disques vendus, en 3 albums sortis... en pleine crise du disque, entre 2004 et 2012.
Remarquez, venant d'un écrivain suisse - romand de surcroît - qui a réussi à écouler plusieurs millions d'exemplaires de son précédent roman après l'avoir annoncé... dans son propre roman, l'anachronisme pourrait avoir valeur de prophétie. Ce serait au moins ça de surprise pour un livre qui tient la route sans émerveiller, et qui aura finalement beaucoup fait parler de lui pour de mauvaises raisons, nourrissant des débats aussi vains que stériles. Pas sûr qu'ailleurs dans le monde, médias et critiques littéraires fassent autant cas d'un auteur de best-seller.
20 millions de disques vendus. Il continue d'être obsédé par les chiffres de vente, donc. Bon quand on donne un nom de banquier à son héros, aussi.
Rédigé par : raph | 03/10/2015 à 11:31
la polémique a surtout secoué le microcosme des journalistes culturels romands... les vrais gens s'en soucient peu et aiment sans condition ce livre délicieux, ses personnages attachants et son auteur aussi beau que modeste. Oui je suis mega fan! A toute
Rédigé par : Valérie | 09/10/2015 à 10:40
Si tu parles de la polémique allumée dans Le Temps (3e paragraphe de l'article), elle a en effet surtout touché un petit cercle médiatico-académique. Mais si on parle de celle concernant la précipitation à en parler (2e paragraphe), à en croire les libraires, elle a touché beaucoup plus de monde, notamment celles et ceux qui se sont rués en librairie pour découvrir que le livre ne sortait que 3 semaines plus tard.
Et sinon, je trouve toujours assez étrange cette expression "les vrais gens". Surtout qu'il y en a sans doute parmi eux - je l'espère, question de diversité - qui n'aiment pas le livre ou qui, même, s'en fichent.
Rédigé par : Christophe | 10/10/2015 à 10:10