"And if you have five seconds to spare
Then I'll tell you the story of my life"
The Smiths
C'est une histoire qu'on aime à raconter à Lausanne: il y a une vingtaine d'années, Cat Power quittait prématurément la scène de la Dolce Vita, en pleurs, après qu'un spectateur avait roté bruyamment. Entre grivoiserie ordinaire et dénigrement sexiste, l'anecdote aurait presque valeur de légende dans le petit monde de la police du rock locale.
Deux décennies plus tard, la Dolce Vita n'est plus qu'un souvenir qu'on alimente comme on peut, l'aérophageur un honnête rocker quadragénaire et Cat Power poursuit une carrière à la lisière entre underground et mainstream. Une carrière qui faisait halte hier soir à Pully, cité voisine de Lausanne, dans le cadre feutré du théâtre de l'Octogone.
Seule sur scène, l'Américaine débute son concert à la guitare électrique, enchaînant quelques vieux titres, en tête Fool et (I can't get no) Satisfaction. Les instrumentations sont rachitiques, la voix pleine et magnifique et si elle paraît frêle, Chan Marshall semble à son affaire. Puis elle rejoint son piano, pour une deuxième partie de set qui fait à nouveau la part belle à son glorieux passé, I Don't Blame You enchaîné à une version apaisée (et assumée) de The greatest, Colors and the Kids toujours aussi bouleversant.
Et puis, quelque chose se fissure. Imperceptiblement d'abord, de façon plus prégnante ensuite, la musicienne semble perdre pied, s'excusant entre chaque chanson ou presque, perdant le fil des récits qu'elle entame lorsqu'elle ne chante pas, dévoilant ses fêlures sans le prisme de la musique. Cat Power est nue sur scène. Et semble plus fragile que jamais.
Pourtant, malgré les hésitations, les instants de grâce sont nombreux encore, en équilibre au-dessus du vide: une superbe version de Hate, un Bully rugueux qui dérive sur le Just like Heaven de Cure, un Hit the Road Jack qui tourne en "Hit the road Chan", à la limite de la sortie de piste, ou encore le Can I get a Witness de Marvin Gaye, comme un appel à la ferveur du public, qui répond par quelques timides "wow-wow", mais rien de plus, incapable de porter tout à fait la chanteuse.
Un public poussé dans ses retranchements et qui ne sait plus sur quel pied danser, ou quand applaudir, plutôt, tandis que les chansons s'enchaînent comme les confessions. Soudain, l'illusoire frontière entre l'artiste et sa vie s'estompe et douche certains spectateurs qui s'en vont discrètement ou restent vissé à leurs sièges, chuchotant leur malaise. Ecouter Nude as the News, terrible chanson autobiographique sur l'avortement, oui. Mais écouter Chan Marshall parler de ses doutes, de ses blessures et de ses démons, sans filtre, non. Comme lorsque le phatique retombe, qu'au "ça va" nonchalant répond un "non" trop fort et qu'on baisse les yeux.
Un retour à la guitare, un dernier sursaut au piano et le concert s'éteint, abruptement, après près de 2 h 30. La moitié de salle encore là applaudit, se lève timidement, puis à l'unisson, tandis que Cat Power remercie, traversant la scène de ce pas de crabe qui aura été le sien durant tout le concert. L'émotion est palpable, même s'il y a fort à parier que certains ne raconteront que les hésitations, les crispations et le public qui s'enfuit. Les autres retiendront un concert comme un miroir du processus de création et de ce music-hall qui dévore, jusqu'au malaise parfois, donné par une artiste, qui ne calcule pas, mais s'offre toute entière.
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